11

À la quatorzième heure précise, une grosse dyno noire s’arrêta à la porte est, prit Mowry et s’éloigna en gémissant. Une autre dyno, plus ancienne et légèrement cabossée, suivait à quelques mètres.

Assis au volant de la première voiture, Skriva avait l’air plus net et respectable que Mowry l’eût imaginé possible. Skriva fleurait même une légère senteur dont il semblait assez embarrassé. Le regard fermement fixé devant lui, d’un pouce manucuré il désigna par-dessus son épaule un personnage pareillement récuré et parfumé assis sur le siège arrière.

« Voici Lithar. C’est le wert le plus malin de tout Jaimec. »

Mowry tourna la tête et lui accorda un petit hochement poli. Lithar le paya en retour d’un regard inexpressif. Reportant son attention sur le pare-brise, Mowry se demanda ce que diable pouvait bien être un wert. Il n’avait jamais entendu ce mot auparavant et il n’osait s’enquérir de son sens. C’était peut-être plus qu’un idiotisme local – par exemple un mot d’argot né pendant ses années d’absence. Il serait peu sage d’admettre son ignorance.

« Celui qui est dans l’autre voiture s’appelle Brank, » reprit Skriva. « C’est un wert chauffé au rouge, lui aussi. C’est le bras droit de Lithar. Pas vrai, Lithar ? »

Le wert le plus malin de tout Jaimec répondit par un grognement. Il fallait lui accorder qu’il correspondait parfaitement au type hargneux de l’agent du Kaïtempi. Sous ce rapport, Skriva avait bien choisi.

Progressant par une série de petites ruelles, ils atteignirent une grande artère et se retrouvèrent bloqués par un long convoi bruyant de half-tracks bondés de fantassins. Ils durent s’arrêter et attendre. Le convoi continua de défiler ; Skriva se mit à jurer à mi-voix.

« Ils bayent aux corneilles comme des nouveaux venus, fit observer Mowry. Ils doivent juste arriver.

— Ouin, de Diracta, lui apprit Skriva. Six transports de troupes ont atterri ce matin. On raconte qu’il y en a dix qui sont partis et que seuls six sont parvenus à bon port.

— Vraiment ? Ça ne va pas bien, s’ils dépêchent de nouvelles forces à Jaimec en dépit de pertes importantes.

— Rien ne va bien, à part une pile de guilders deux fois plus haute que moi, opina Skriva. Il jeta un regard enflammé aux half-tracks grondants. S’ils nous retardent encore, on sera encore là quand deux ballots se mettront à gueuler pour leur voiture. Les flics nous trouveront en train de les attendre.

— Et alors ? fit Mowry. Tu as la conscience tranquille, n’est-ce pas ? »

Skriva répondit à cela par un regard d’écœurement complet. La procession de véhicules militaires finit par s’achever. La voiture bondit en avant en s’engageant impatiemment sur la route, puis elle prit de la vitesse.

« Du calme, lui conseilla Mowry. Inutile de se faire agrafer à cause d’une infraction mineure. »

À une courte distance de la prison, Skriva se plaça contre le trottoir et se gara. L’autre dyno s’arrêta juste derrière. Il se retourna vers Mowry. « Avant de continuer, jetons un coup d’œil à ce formulaire. »

Mowry le sortit de sa poche et le lui donna. Skriva s’absorba dedans, parut satisfait et le tendit à Lithar. « Il me semble parfait. Qu’est-ce que t’en penses ? »

Lithar y jeta un coup d’œil impassible. « Soit ça va, soit ça ne va pas. On le saura très bientôt. »

Percevant quelque chose de sinistre dans cette remarque, Skriva dit à Mowry : « On doit rentrer, présenter ce formulaire et attendre qu’on nous amène les prisonniers, hi ?

— Correct.

— Et si ça ne suffit pas, si on nous demande de prouver notre identité ?

— Je peux prouver la mienne.

— Ouin ? Comment ?

— Peu importe, tant que ça les convainc, dit Mowry, évasif. Quant à toi, fixe ça à l’intérieur de ta veste, et montre-le si nécessaire. Il lui passa l’insigne de Sagramatholou. »

Skriva le manipula d’un air surpris et lui demanda :

« Où as-tu eu ça ?

— C’est un de leurs agents qui me l’a donné. J’ai des influences, vu ?

— Tu t’imagines que je vais te croire ? Aucun soko du Kaïtempi ne risquerait de…

— Le malheureux a expiré, ajouta Mowry. Les morts se montrent très coopératifs, ainsi que tu l’as peut-être déjà remarqué.

— Tu l’as tué ?

— Espèce de fouinard !

— Ouin, qu’est-ce que ça peut faire ? s’immisça Lithar. Tu perds du temps. Allons-y et finissons-en… ou bien laissons tomber et rentrons chez nous. »

Ainsi encouragé, Skriva repartit. Maintenant qu’il s’agissait de s’engager pour de bon, sa nervosité devenait évidente. Mais il était trop tard pour battre en retraite. La prison était maintenant en vue, ses grandes portes d’acier encastrées dans ses hauts murs de pierre. Les deux voitures roulèrent jusqu’à la porte et s’arrêtèrent. Mowry sortit. Skriva suivit le mouvement, les lèvres pincées, résigné.

Mowry appuya sur le bouton de la sonnette. Un portillon s’ouvrit dans la grande porte en émettant des cliquetis métalliques. Un garde armé les regarda d’un air inquisiteur.

« Kaïtempi. Nous venons chercher des prisonniers », annonça James Mowry avec l’arrogance appropriée.

Après un coup d’œil rapide vers les voitures arrêtées et leurs occupants werts, le garde leur fit signe d’entrer, referma la porte et rabattit une lourde barre. « Vous êtes un peu en avance, aujourd’hui.

— Ouin, on a beaucoup à faire. On est pressés.

— Par ici. »

Ils suivirent le garde à la file, Skriva venant en dernière position, une main dans la poche. Le garde les mena jusqu’au bâtiment administratif, dans un couloir, de l’autre côté d’un portail barricadé, et enfin dans une petite pièce où un Sirien corpulent et morose était assis derrière un bureau. Sur celui-ci, une petite plaque, bien en évidence, annonçait : Commandant Tornik.

« Nous venons chercher trois prisonniers pour un interrogatoire immédiat, » dit Mowry sur un ton très officiel. « Voici l’ordre de réquisition, commandant. Le temps nous presse et nous vous serions obligés de bien vouloir faire au plus vite. »

Tornik fronça les sourcils devant le formulaire mais ne l’examina pas de près. Il appela un numéro intérieur et donna ordre que les trois prisonniers soient amenés à son bureau. Puis il se carra dans son fauteuil et considéra les visiteurs avec une absence totale d’expression.

« Je ne vous reconnais pas.

— Bien sûr, commandant. Il y a une raison.

— Vraiment ? Quelle raison ?

— Il est à craindre que ces prisonniers ne soient bien plus que des criminels ordinaires. Nous avons quelques raisons de les soupçonner d’appartenir à une armée révolutionnaire, le Dirac Angestun Gesept. Ils seront donc interrogés par les Renseignements militaires en même temps que par le Kaïtempi. Je suis le représentant des RM.

— Ah oui ? fit Tornik. Les RM ne sont jamais venus ici auparavant. Puis-je connaître votre identité ? »

Mowry sortit ses papiers et les lui tendit. Tout n’allait pas aussi vite ni aussi tranquillement qu’il l’avait espéré. Il pria pour que les prisonniers apparaissent rapidement et que tout soit fini. De toute évidence, Tornik était du genre qui aime occuper le temps d’attente au maximum.

Après un examen rigoureux, Tornik lui rendit ses papiers et commenta : « Colonel Halopti, ceci est quelque peu irrégulier. L’ordre de réquisition est en règle, mais je suis censé ne transférer les prisonniers qu’à une escorte du Kaïtempi. C’est une règle stricte qui ne peut être violée, même en ce qui concerne une autre branche des forces de sécurité.

— Cette escorte appartient au Kaïtempi » répondit Mowry. Il jeta un regard flamboyant à Skriva qui semblait rêver debout. Skriva s’éveilla, ouvrit sa veste et révéla son insigne. Mowry ajouta : « On m’a fourni trois agents, car il paraît que leur présence est nécessaire.

— Ouin, c’est exact. » Tornik ouvrit un tiroir de son bureau et sortit un reçu qu’il remplit en recopiant les détails du formulaire de transfert. Lorsqu’il eut fini, il se plaignit encore : « Je crains de ne pouvoir accepter votre signature, colonel. Seul un représentant du Kaïtempi peut signer un reçu.

— Je vais le signer, avança Skriva.

— Mais vous n’avez qu’un insigne et pas une carte en plastique, s’entêta Tornik. Vous n’êtes qu’un subalterne. »

Mowry s’interposa. « Il appartient au Kaïtempi et il est temporairement sous mes ordres. Je suis officier, quoique n’étant point du Kaïtempi.

— Ouin, en effet, mais…

— Le reçu doit être donné par le Kaïtempi, et par un officier. La condition sera donc remplie si nous signons tous les deux. »

Tornik réfléchit et admit que cela observait les termes de la règle à la lettre. « Ouin, il faut respecter le règlement. Signez tous les deux. »

La porte s’ouvrit alors et Gurd et ses compagnons entrèrent en traînant les pieds dans un bruit métallique dû à leurs menottes. Un garde les suivait, qui sortit une clé et déverrouilla les menottes qu’il emporta. Gurd, la mine épuisée et hagarde, gardait les yeux fixés sur le sol avec une expression hargneuse. L’un des autres, acteur compétent, considéra tour à tour Tornik, Mowry et Skriva. Le troisième sourit d’un air de surprise béate, jusqu’à ce que Skriva montre les dents. Le sourire s’évanouit alors. Heureusement, ni Tornik ni le planton ne remarquèrent cet aparté.

Mowry signa le reçu d’un paraphe confiant ; Skriva apposa au-dessous un petit gribouillis rapide. Les trois prisonniers ne bougeaient pas, Gurd toujours morose, le deuxième renfrogné, le troisième ayant exagérément l’air de pleurer une tante très riche. Le numéro trois, décida Mowry, était un bel imbécile qui se frayait au plus vite un chemin vers une tombe accueillante.

« Merci, commandant. » Mowry se retourna vers la porte. « Allons-y ! »

D’une voix scandalisée, Tornik s’exclama : « Quoi ! sang menottes, colonel ? Vous n’en avez pas pris avec vous ? »

Gurd se raidit ; le numéro deux serra les poings ; le numéro trois était prêt à se pâmer. Skriva remit sa main dans la poche et concentra son attention sur le planton.

Regardant ses compagnons, Mowry déclara : « Nous avons des bracelets de chevilles fixés au plancher des voitures. Méthodes des R.M., commandant. » Il sourit avec un air entendu. « Un prisonnier s’enfuit sur ses pieds, pas sur ses mains.

— Ouin, c’est vrai » admit Tornik.

Ils sortirent en suivant le garde qui les avait amenés, Skriva et Mowry derrière les prisonniers. Le couloir, le portail, la porte principale et la cour. Des gardes armés patrouillant sur le mur les considéraient avec indifférence. Cinq paires d’oreilles guettaient un cri de fureur et des pas précipités venant du bâtiment administratif ; cinq corps se tendaient, prêts à abattre le garde et à foncer vers la porte de sortie.

Ils atteignirent le mur, le garde saisit la barre du portillon… et la sonnette extérieure retentit. Ce son soudain, inattendu, fit craquer leurs nerfs. Le pistolet de Skriva sortit à moitié de sa poche. Gurd fit un pas vers le garde, la mine menaçante. L’Acteur bondit comme s’il venait d’être piqué. L’Imbécile ouvrit la bouche pour émettre un glapissement de frayeur, le transforma en gargouillis lorsque Mowry lui écrasa le pied.

Seul, le garde demeura impassible. Le dos tourné vers eux, incapable de voir leurs réactions, il fit glisser la barre, tourna le bec-de-cane et ouvrit la porte. De l’autre côté, se tenaient quatre individus en civil à l’air peu amène.

L’un d’eux déclara sèchement : « Kaïtempi. Nous venons chercher un prisonnier. »

Pour une raison qu’il était sans doute le plus habilité à connaître, le garde ne trouva rien d’extraordinaire à ce que deux groupes se succèdent aussi rapidement. Il fit signe d’entrer aux quatre agents secrets et maintint la porte ouverte pour que les premiers arrivants puissent sortir. Les nouveaux venus ne se dirigèrent pas immédiatement vers le bâtiment administratif de l’autre côté de la cour. Ils firent quelques pas dans cette direction, s’arrêtèrent comme d’un commun accord et contemplèrent Mowry et les autres qui les croisaient. Ce furent l’air échevelé des prisonniers et l’angoisse chronique peinte sur le visage de l’Imbécile qui attirèrent leur attention.

Alors que la porte venait de se refermer, Mowry, qui était le dernier, entendit un agent secret demander au garde d’une voix autoritaire : « Qui c’est, ceux-là, hi ? »

Il ne put percevoir la réponse, mais la question suffisait largement. « Foncez ! lança Mowry. Courez ! »

Ils piquèrent un sprint jusqu’aux voitures, aiguillonnés par l’attente de gros ennuis. Un troisième engin se trouvait maintenant derrière les leurs – une grosse dyno laide au volant de laquelle il n’y avait personne. Lithar et Brank les regardaient arriver avec anxiété et ouvrirent les portières.

S’engouffrant dans la dyno de tête, Skriva lança son moteur tandis que Gurd plongeait dans la portière arrière et se jetait pratiquement sur les genoux de Lithar. Derrière, les autres s’empilèrent dans la voiture de Brank.

Mowry s’adressa en haletant à Skriva : « Attends un instant ; je vais voir si je peux faucher la leur… ça les retardera. »

Sur ce, il se précipita vers la troisième voiture et tira frénétiquement sur la poignée. Elle refusa de bouger. C’est alors que s’ouvrit la porte de la prison ; quelqu’un s’écria : « Halte ! Halte ou nous… » Le bras de Brank jaillit de par la vitre baissée et lâcha quatre coups de pistolet rapides vers la porte. Il la rata, mais cela suait pour forcer l’excité à se mettre à l’abri. Mowry fonça vers la dyno de tête et s’abattit à côté de Skriva.

« Cette satanée machine est fermée. Filons d’ici ! »

La voiture bondit en avant et s’engagea sur la route. Brank accéléra derrière eux. Mowry observa par la lunette arrière et aperçut plusieurs silhouettes qui surgissaient de la prison et perdaient de précieuses secondes à trafiquer la dyno avant d’entrer dedans.

« Ils nous suivent, annonça-t-il à Skriva. Ils vont s’égosiller en utilisant la radio.

— Ouin, mais ils ne nous tiennent pas encore. »

Gurd demanda : « Est-ce que personne n’a apporté un flingue de plus ?

— Prends le mien » répondit Lithar en le lui tendant. Le caressant dans sa main avide, Gurd eut un sourire mauvais. « Tu veux pas qu’on te prenne avec, hi ? Plutôt moi que toi, hi ? Tu es le wert type, hi ?

— Ta gueule ! grogna Lithar.

— C’est toi qui me dis de la fermer ? râla Gurd. Sa voix était empâtée, comme si son palais était déformé. Il se fait du fric avec moi, autrement il serait pas là. Il serait tranquillement chez lui en train de faire l’inventaire de son stock de zith illégal pendant que le Kaïtempi me serrerait le kiki. Et il me dit de la fermer ! Il se pencha en avant et tapota l’épaule de Mowry du canon de son pistolet. Combien il gagne pour ça, Mashambigab ? Combien tu lui donnes…

Il oscilla dangereusement et se rattrapa à quelque chose au moment où la voiture prenait un virage sur les chapeaux de roues, filait dans une rue plus étroite, tournait brutalement à droite puis à gauche. La voiture de Brank prit le premier tournant à la même vitesse, puis à droite, mais pas à gauche ; elle continua tout droit et disparut. Ils empruntèrent une ruelle à sens unique et retombèrent sur la rue suivante. Aucun signe de leurs poursuivants.

« On a perdu Brank, annonça Mowry à Skriva. On dirait aussi qu’on a lâché le Kaïtempi.

— On peut parier qu’ils poursuivent Brank. Ils étaient plus près de lui et il a bien fallu qu’ils chassent quelqu’un quand on s’est séparés. Ça nous convient, non ? »

Mowry demeura silencieux.

« Un sale wert qui me dit de la fermer, à moi ! » grommela Gurd.

Ils zigzaguèrent encore dans une douzaine de ruelles sans rencontrer de voitures alertées par radio. Alors qu’ils négociaient le dernier virage – là où se trouvaient leurs propres voitures – en faisant hurler leurs pneus, une détonation retentit à l’arrière. Mowry tourna la tête, convaincu qu’un véhicule noir les talonnait. Rien derrière. Lithar gisait sur le côté, apparemment endormi. Un trou bien net était foré au-dessus de son oreille ; il en suintait un filet de sang violet.

Gurd sourit à Mowry d’un air affecté et déclara : « C’est lui qui se tait, maintenant, et pour de bon.

— Maintenant on se balade avec un cadavre ! se plaignit Mowry. Comme si on n’avait déjà pas assez d’ennuis. À quoi servait… »

Skriva l’interrompit. « Quels tireurs d’élite, ces types du Kaïtempi ! Dommage qu’ils aient eu Lithar… C’était le plus brave wert de tout Jaimec. »

Il freina sec, sauta à terre, traversa le terrain vague au pas de course et monta dans la dyno. Gurd le suivit, le pistolet au poing, sans s’inquiéter qu’on pût le voir.

Mowry s’arrêta à côté de sa portière tandis que l’engin démarrait. « Et Brank ?

— Et Brank ? lui fit écho Skriva.

— Si on se barre tous les deux, il va arriver ici et ne pourra pas changer de voiture.

— Quoi ! dans une ville qui regorge de dynos ? » Il fit avancer sa voiture. Brank n’est pas là. « Tant pis pour lui. Qu’il règle ses propres problèmes. On se barre là où on sera tranquilles, pendant qu’il est encore temps. Suis-nous ! »

Sur ce, il démarra. Mowry lui laissa quatre cents mètres d’avance, puis le suivit, la distance les séparant augmentant petit à petit. Devait-il laisser Skriva le mener à un nouveau repaire ? À quoi bon les suivre dans un trou à rats ? L’affaire de la prison avait été réalisée, et il était parvenu à son but en créant une belle échauffourée. Pas de wert à payer : Brank avait disparu, et Lithar était mort. S’il voulait recontacter Gurd et Skriva, il pouvait utiliser le numéro de téléphone ; si, comme il était possible, celui-ci était désormais périmé, il pouvait toujours utiliser leur boîte à lettres secrète au pied de la borne.

D’autres considérations le poussaient également à laisser momentanément les deux frères de côté. D’une part, l’identité du colonel Halopti ne vaudrait pas tripette après que les autorités aient passé quelques heures de fièvre à remonter la filière hiérarchique pour en établir l’inexistence. Dans la soirée, sans doute. Une fois de plus, Pertane devenait trop brûlante pour James Mowry ; mieux valait filer avant qu’il ne soit trop tard.

D’autre part, il avait du retard dans ses rapports et sa conscience lui en voulait de ne pas en avoir fait la dernière fois. S’il n’en envoyait pas un rapidement, il risquait de ne plus jamais pouvoir transmettre. Et Terra avait le droit de recevoir quelques informations.

L’autre voiture avait maintenant disparu dans le lointain. Il tourna à droite et revint vers la ville. Il remarqua aussitôt un net changement d’atmosphère. Il y avait beaucoup plus de policiers dans la rue, et leur nombre s’était maintenant augmenté de troupes armées. Les voitures de patrouille pullulaient comme des mouches, quoiqu’aucune ne jugeât utile de l’arrêter et de le questionner. Sur les trottoirs, il y avait moins de piétons que d’habitude, et ceux-ci se pressaient avec une mine furtive, craintive, morose ou égarée.

Mowry stoppa dans une rue commerçante et se laissa aller dans son siège comme s’il attendait quelqu’un en observant ce qui se passait dans la rue. Les policiers, en uniforme et en civil, allaient par deux. Les fantassins étaient par six. Leur seule occupation semblait être de fixer tous les gens qu’ils croisaient, d’arrêter quiconque ne leur revenait pas, de le questionner et de le fouiller. Ils prêtaient aussi tout particulièrement attention aux voitures dont ils étudiaient les occupants et les plaques minéralogiques.

Pendant tout le temps où Mowry ne bougea pas, lui et sa voiture furent ainsi examinés une bonne vingtaine de fois. Il le souffrit avec un air d’indifférence totale, et il passa la revue avec succès, car personne ne l’interrogea. Mais cela ne pouvait durer éternellement ; quelqu’un de plus zélé allait lui tomber dessus, ne fût-ce que parce que les autres ne l’avaient pas fait. Il tentait le diable en restant à cet endroit.

Il s’éloigna donc en conduisant avec précaution pour éviter d’attirer l’attention des nombreux véhicules de patrouille. Quelque chose avait lâché, pas le moindre doute ; c’était inscrit sur tous ces visages sinistres. Il se demanda si le gouvernement avait été forcé d’admettre une série de défaites au cours de la guerre spatiale. À moins que deux ou trois bureaucrates trop haut placés n’aient tenté d’ouvrir les colis qu’il avait expédiés et ne se soient éparpillés au plafond et contre les murs, créant ainsi une terrible vague de panique parmi les autorités. Une chose de sûre : la récente évasion ne pouvait être seule responsable de cet état de choses, bien qu’elle ait pu en être le détonateur.

Il s’avança lentement dans le quartier vétuste où était située sa chambre, résolu à récupérer ses affaires et à vider les lieux au plus vite. Comme de coutume, quelques oisifs badaudaient au coin de la rue et contemplèrent Mowry qui passait. Mais il y avait en eux quelque chose qui n’allait pas. Leurs vêtements dépenaillés et leur attitude décontractée leur donnaient superficiellement l’allure de clochards, mais ils étaient un peu trop bien nourris et leur regard était un peu trop hautain.

Ses poils se hérissèrent sur sa nuque et il sentit un frisson lui descendre le long de l’échine ; mais il continua à rouler comme si de rien n’était. Contre un lampadaire, s’appuyaient deux individus musclés sans veste ni cravate ; non loin de là, quatre autres « étayaient » un mur. Il y en avait six en train de bavarder à côté d’un antique camion décati garé en face de la maison où il avait sa mansarde. Trois autres étaient postés dans le couloir. Chacun d’eux lui accorda un long regard glacial tandis qu’il passait avec un air de totale indifférence.

Toute la rue avait été investie, bien qu’on eût dit qu’ils ne possédaient pas son signalement exact. Il pouvait très bien se tromper en raison de son imagination trop vive, mais son instinct lui disait que la ville était entièrement quadrillée. Sa seule chance d’évasion, c’était de continuer à rouler sans s’arrêter, en manifestant un manque d’intérêt absolu. Il n’osa regarder sa maison de plus près pour découvrir une explosion apparente dans le style de celle de Radine ; cette curiosité pouvait suffire à les mettre en branle.

Il compta en tout plus de quarante costauds qui flânochaient dans le coin en faisant de leur mieux pour avoir l’air désœuvré. Il arrivait au bout de la rue lorsque quatre d’entre eux sortirent d’un porche et se dirigèrent vers le bord du trottoir. Leur attention était fixée sur lui, leur attitude révélant qu’ils allaient le stopper par principe.

Il freina aussitôt auprès de deux autres qui étaient accroupis sur le pas d’une porte. Il fit descendre la vitre et sortit la tête. L’un de ceux qui étaient assis se leva et vint jusqu’à lui.

« Pardon, s’excusa Mowry. On m’a dit de prendre la première à droite et la seconde à gauche pour retrouver la route d’Asako. Et j’arrive ici. J’ai dû me tromper à un moment donné.

— Où on vous a dit ça ?

— Près des baraquements de la milice.

— Il y a des gens qui ne connaissent même pas leur droite et leur gauche, grinça le personnage. Ç’aurait dû être la première à gauche et la deuxième à droite… ensuite encore à droite après le pont d’Asako.

— Merci. On se perd facilement dans une si grande ville.

— Ouin, surtout quand un idiot se trompe de côté ! »

L’informateur retourna à son pas de porte et se rassit ; il n’avait pas eu le moindre soupçon.

De toute évidence, ils ne guettaient pas quelqu’un de facilement reconnaissable… ou, du moins, quelqu’un qui ressemblait exactement au colonel Halopti. Il se pouvait aussi qu’ils en veuillent à un personnage tout aussi recherché qui avait le malheur d’habiter dans cette rue. Mais il n’osait tenter le coup en retournant dans sa chambre.

Devant lui, les quatre gaillards qui attendaient sur le bord du trottoir s’étaient réappuyés contre le mur, trompés par la conversation de Mowry avec leurs collègues. Ils feignirent de l’ignorer lorsqu’il passa devant eux. Il tourna à droite et accéléra joyeusement ; mais il lui restait pas mal de chemin à parcourir et la ville était devenue un piège gigantesque.

À la limite de la ville, une voiture de patrouille lui fit signe de s’arrêter. Pendant un instant, il délibéra sur la nécessité d’obéir ; puisque le bluff avait déjà marché, il pouvait en être de même une nouvelle fois. D’autre part, se tailler à toute allure serait se trahir, et toutes les voitures de police du coin se lanceraient à ses trousses.

La voiture se plaça à côté de lui et l’agent assis à côté du chauffeur baissa sa vitre. « Où allez-vous ?

— À Palmare, répondit Mowry en nommant un village situé à vingt den au sud de Pertane.

— Ça, c’est ce que vous croyez. Vous n’écoutez donc pas les nouvelles ?

— Je n’ai pas écouté la radio depuis ce matin. J’ai même eu trop à faire pour prendre un véritable repas. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Toutes les sorties sont bloquées. Personne ne peut quitter la ville sans un permis de l’armée. Vous avez intérêt à faire demi-tour pour vous informer. Ou bien acheter un journal du soir. »

La vitre se releva et la voiture s’éloigna à toute vitesse en gémissant. James Mowry la regarda partir avec des sentiments mitigés. Il ressentait de nouveau les mêmes émotions qu’un animal traqué.

Il tourna un peu et finit par découvrir un kiosque qui possédait les dernières éditions, dont l’encre n’était pas encore sèche. Il se gara, descendit et acheta un numéro, puis s’assit et parcourut les grands titres.

PERTANE SOUS LA LOI MARTIALE

INTERDICTION DE LA CIRCULATION :
LE MAIRE DÉCLARE QUE LA POPULATION
TIENDRA BON

MESURES DRACONIENNES À L’ENCONTRE DU
DIRAC ANGESTUN GESEPT

LA POLICE SUR LA PISTE DES EXPÉDITEURS
DE BOMBES

ÉVASION SPECTACULAIRE :
2 MORTS, 2 PRISONNIERS

Il lut rapidement le court article qui suivait ce dernier titre. Le corps de Lithar avait été découvert, et le Kaïtempi s’était attribué le mérite de sa mort. Ce qui faisait, en quelque sorte, de Skriva un prophète ; l’Imbécile avait été abattu, et Brank et son compagnon capturés vifs. Les deux survivants avaient confessé appartenir à un mouvement révolutionnaire. On ne mentionnait pas la disparition des autres, et l’on taisait l’existence du faux colonel Halopti.

Les autorités avaient probablement censuré quelques articles en vue de donner aux évadés un sentiment trompeur de sécurité. Eh bien, désormais, il devrait éviter de montrer ses papiers à tout flic ou agent du Kaïtempi. Mais il ne pouvait les remplacer par des documents plus appropriés. Les seuls dont il disposait se trouvaient enfermés dans une valise encerclée par une horde d’agents secrets. Les autres étaient dans la caverne, mais un cordon de soldats l’en séparait.

Un cordon de soldat ? Oui, c’était peut-être un point faible qu’il pouvait enfoncer. Il était probable que les forces armées très importantes ne fussent pas autant au courant que la police et le Kaïtempi. Les chances d’être contre-interrogé ou harcelé ne pouvaient avoir pour source qu’un individu de grade égal ou supérieur au sien. Il ne pouvait imaginer un colonel ou un général de division en train de commander sur place un barrage routier. Quiconque dépassait le rang de sous-lieutenant devait probablement réchauffer un fauteuil dans un bureau, ou faire la noce à coups de rodomontades dans le débit de zith le plus proche.

Mowry décida que là se trouvait la meilleure occasion de passer à travers les mailles du filet.

Une soixantaine de routes quittaient le périmètre de Pertane. Les principales – comme celles de Shugruma et de Radine, larges et très fréquentées – seraient probablement beaucoup mieux gardées que les voies secondaires ou les chemins à nids-de-poule qui menaient à des villages ou à des usines isolées. Il était également possible que les plus importants barrages comportent quelques policiers ou agents secrets.

Un grand nombre de ces sorties lui étaient inconnues ; choisir au hasard risquait de le jeter dans la gueule du loup. Mais, à une courte distance, se trouvait une petite route peu fréquentée qui menait à Palmare. Mowry la connaissait. Elle zigzaguait dans une direction plus ou moins parallèle à la route principale, mais elle parvenait quand même à destination. Une fois engagé dessus, il ne pourrait la quitter pendant quarante den. Il lui faudrait continuer jusqu’à Palmare où le conduirait à la route de Valapan un chemin plein d’ornières qui coupait à travers champs. Il serait alors à une demi-heure de l’endroit où il avait l’habitude de rentrer dans la forêt.

Franchissant les faubourgs, il se dirigea vers cette route secondaire. Les maisons se firent plus rares et finirent par disparaître. Tandis qu’il traversait un secteur de culture maraîchère, une voiture de patrouille le croisa à toute allure sans ralentir. Il lâcha un soupir de soulagement lorsqu’elle eut disparu.

Probablement trop pressée pour s’inquiéter de lui ; à moins que ses occupants n’aient supposé qu’il devait posséder un permis militaire.

Cinq minutes plus tard, il prenait un tournant serré pour découvrir un barrage qui l’attendait à deux cents mètres. Deux camions de l’armée bloquaient la route de telle façon que l’on ne pouvait passer entre eux que si l’on roulait au pas. Devant les camions, une douzaine de soldats se tenaient en ligne, l’arme automatique sous le bras, l’air de s’ennuyer. Aucun flic ni agent secret en vue.

Mowry ralentit, stoppa, mais laissa sa dynamo en marche. Les soldats le considéraient avec une curiosité toute bovine. Un sergent trapu et carré jaillit de derrière le camion le plus proche.

« Vous avez un permis de sortie ?

— Je n’en ai pas besoin » lui rétorqua Mowry en parlant avec l’autorité d’un général à quatre étoiles. Il ouvrit son portefeuille, montra sa carte d’identité et pria pour qu’elle ne provoque pas un hurlement de triomphe.

Aucune réaction inquiétante, fort heureusement. Le sergent déclara seulement : « Je regrette, mais je dois vous demander d’attendre un instant, mon colonel. J’ai reçu l’ordre de rapporter à l’officier de permanence toute tentative de franchissement du barrage sans permis.

— Même pour les Renseignements militaires ?

— On a insisté sur le fait que cet ordre inclut tout le monde sans exception, mon colonel. Je ne puis qu’obéir.

— Bien sûr, sergent, acquiesça Mowry sur un ton condescendant. Je vais attendre. »

Le sergent le salua à nouveau et disparut derrière les camions au pas de gymnastique. Cependant, les douze fantassins prenaient la pose rigide et embarrassée de ceux qui savent qu’un galonnard se trouve à proximité. Le sergent revint rapidement avec un lieutenant très jeune et très inquiet.

L’officier marcha droit jusqu’à la voiture, salua et ouvrit la bouche au moment même où James Mowry le battait de vitesse en disant : « Vous pouvez rester au repos, lieutenant. »

L’autre déglutit, se détendit, chercha ses mots et finit par débiter : « Le sergent me dit que vous n’avez pas de permis de sortie… mon colonel.

— C’est exact. Et vous, vous en avez un ? »

Interdit, le lieutenant cafouilla quelque peu, puis répondit : « Non, mon colonel.

— Pourquoi cela ?

— Nous sommes de service en dehors de la ville.

— Moi aussi, lui apprit Mowry.

— Ouin, mon colonel. » Le lieutenant se reprit. Quelque chose semblait le troubler. « Pouvez-vous avoir l’amabilité de me montrer votre carte, mon colonel ? Ce n’est qu’une formalité. Je suis sûr que tout est en ordre.

— Je sais que tout est en ordre » fit Mowry comme s’il donnait un avertissement paternel à un jeune inexpérimenté. Il montra de nouveau sa carte.

Le lieutenant n’y jeta qu’un regard rapide. « Merci, mon colonel. Les ordres sont les ordres, ainsi que vous le savez. » Puis il chercha à se faire pardonner en faisant preuve de son efficience. Il effectua un pas en arrière et salua très classiquement, ce à quoi Mowry répondit par un geste très vague. Procédant à un demi-tour réglementaire digne d’un automate, le lieutenant fit retomber son pied droit avec violence et s’écria de tous ses poumons : « Laissez passer ! »

Obéissants, les soldats s’écartèrent et laissèrent passer. Mowry se glissa dans le barrage, frôla l’arrière du premier camion, braqua dans l’autre sens pour éviter le second. Une fois passé, il accéléra au maximum. Il était tenté de se sentir allègre, mais se retenait ; il était navré pour le jeune lieutenant. Il était facile de se représenter la scène, lorsqu’un officier supérieur viendrait contrôler le poste.

« Rien à signaler, lieutenant ?

— Pas grand-chose, mon commandant. Aucun ennui. Tout a été très tranquille. J’ai laissé passer une personne sans permis.

— Vraiment ? Et qui cela ?

— C’était le colonel Halopti, mon commandant.

— Halopti ? Ce nom me paraît familier. Je suis sûr d’en avoir entendu parler à un autre poste.

— Il appartient aux Renseignements militaires, mon commandant.

— Ouin, ouin. Mais ce nom a une certaine importance. Pourquoi n’est-on pas mieux informés ? Vous avez un appareil à ondes courtes ?

— Pas ici, mon commandant. Il y en a un au barrage sur la route principale. Nous, on n’a qu’un téléphone de campagne.

— Très bien, je vais l’utiliser. Un peu plus tard : Espèce d’abruti ! Ce Halopti est recherché d’un bout à l’autre de la planète ! Et vous le laissez glisser entre vos mains. On devrait vous fusiller pour ça ! Depuis combien de temps est-il parti ? Il y avait quelqu’un avec lui ? Est-ce qu’il a déjà pu traverser Palmare ? Faites marcher votre cervelle, espèce d’idiot, et répondez-moi ! Est-ce que vous avez remarqué le numéro de sa voiture ? Non… ce serait trop attendre de vous ! »

Et patati et patata. Oui, la bombe risquait d’exploser d’un moment à l’autre ; dans trois ou quatre heures, dans dix minutes peut-être. Cette pensée lui fit conserver sa folle vitesse sur cette route tortueuse et cahoteuse.

Il traversa comme l’éclair la petite Palmare endormie, s’attendant à demi à essuyer le feu de quelques miliciens. Rien ne se produisit, sinon que quelques visages regardèrent par la fenêtre à son passage. Personne ne le vit quitter la route peu après le village pour emprunter le chemin vicinal qui conduisait à l’artère Pertane-Valapan.

Il lui fallait maintenant ralentir, que cela lui plaise ou non. Sur le revêtement impossible, la voiture roula et tangua au quart de sa vitesse. Si quelqu’un arrivait dans l’autre sens, il serait dans un beau pétrin, car il n’y avait de place ni pour se garer ni pour faire demi-tour. Deux jets franchirent les ténèbres tombantes, mais ne se détournèrent point, indifférents à ce qui se passait sous leur ventre. Peu après, un hélicoptère passa en rase-mottes à l’horizon, le suivit quelques instants, puis redescendit et disparut. Sa trajectoire cerclait Pertane, sans doute pour vérifier la bonne mise en place de tout le dispositif militaire.

Mowry finit par atteindre la voie Pertane-Valapan sans avoir rencontré quiconque en chemin. Il accéléra et fonça vers son point d’entrée dans la forêt. Un certain nombre de véhicules de l’armée avançaient lourdement, mais il n’y avait aucun trafic civil allant ou venant de Pertane. Ceux qui se trouvaient à l’intérieur de la ville ne pouvaient en sortir ; ceux qui se trouvaient à l’extérieur ne pouvaient y entrer.

Lorsqu’il rencontra son arbre et sa pierre tombale, la route était déserte dans les deux sens. Profitant de l’occasion, il pénétra dans la forêt aussi loin que le lui permit la voiture. Il en descendit alors et fit disparaître à nouveau toute trace de pneus à l’endroit où il était entré dans la forêt et s’assura de l’impossibilité d’apercevoir la voiture à partir de la route.

La nuit avait alors atteint la moitié du ciel. Ce qui voulait dire qu’il allait devoir se taper une nouvelle lente traversée de la forêt. Il pouvait aussi passer la nuit dans la voiture et repartir à l’aube, solution préférable ; même une guêpe doit dormir et se reposer. D’un autre côté, la caverne était beaucoup plus paisible, plus confortable, et plus sûre que la voiture. Il pourrait s’y offrir un vrai petit-déjeuner à la terrienne, après quoi il s’allongerait de tout son long et dormirait à poings fermés. Il se mit aussitôt en route pour la caverne en s’efforçant de tirer parti au maximum de ce qui restait de lumière.

Aux premières heures de l’aube, James Mowry parvint aux derniers arbres, épuisé et les yeux rouges. Sa chevalière le picotait depuis quinze minutes, ce qui lui avait permis d’approcher en toute confiance. Se traînant sur la plage de galets, il entra dans la caverne et se prépara un solide repas. Puis il se glissa dans un sac de couchage. Son rapport pouvait attendre. Il devait attendre : il risquait de recevoir des instructions qu’il ne pourrait exécuter sans avoir pioncé un bon coup.

Il devait en avoir besoin, car il s’éveilla à la nuit tombante. Il s’offrit un nouveau repas, le mangea, se retrouva en pleine forme et le prouva en exerçant tous ses muscles et en sifflant merveilleusement faux.

Pendant un instant, Mowry étudia la masse de containers et nourrit quelques regrets. Dans l’un d’eux reposaient des matériels pour changer d’apparence à plusieurs reprises, plus des papiers, allant jusqu’à une trentaine de fausses identités. Les choses étant ce qu’elles étaient, il aurait de la chance s’il pouvait en utiliser encore trois. Un autre container était rempli de tout un matériel publicitaire, y compris de quoi imprimer et expédier d’autres lettres.

Ait Lithar était le cinquième.
La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept.

Mais à quoi bon ? Le Kaïtempi s’était attribué le meurtre ; de plus, il lui fallait connaître le nom des victimes des bombes pour que le DAG puisse aussi les exploiter. De toute façon, le temps de ce genre de propagande était maintenant passé. Le monde entier était sur des charbons ardents ; des renforts avaient été envoyés de Diracta ; des mesures de guerre avaient été instaurées contre une armée révolutionnaire qui n’existait pas. Dans de telles circonstances, les lettres de menace n’étaient plus que piqûres de puces. Il fit rouler le container 5, le releva, l’actionna et attendit. Il fonctionna silencieusement pendant deux heures et demie.

Whirrup-dzzt-pam ! Whirrup-dzzt-pam !

« Ici Jaimec ! Ici Jaimec ! »

Le contact s’établit et la voix rocailleuse lança : « Allez-y. Prêt à enregistrer. »

Mowry répondit : « JM sur Jaimec », puis il parla aussi vite et aussi longtemps que nécessaire. Il termina par : « Pertane n’est plus tenable avant que les choses se calment un peu, et je ne sais pas combien de temps ça tiendra. Personnellement, je pense que la panique va s’étendre aux autres villes. Quand ils verront qu’ils ne peuvent pas trouver ici ce qu’ils cherchent, ils iront systématiquement fouiller ailleurs. »

Il y eut un long silence avant que la voix lointaine ne revienne avec : « On ne veut pas que ça se calme. On veut que ça se répande. Passez tout de suite à la Phase Neuf.

— Neuf ! éructa-t-il. Mais je n’en suis qu’à Cinq. Et Six, Sept, et Huit ?

— N’y pensez plus. Le temps presse. Il y a un astronef qui vous arrive avec une autre guêpe. Nous l’avons envoyé pour lancer la Phase Neuf en pensant que vous vous étiez fait avoir. Bon, on va les avertir de le garder à bord avant de lui trouver une autre planète. En attendant, au travail !

— Mais la Phase Neuf est une manœuvre préliminaire à l’invasion !

— C’est exact ! fit la voix, devenue sèche. Je vous ai dit que le temps presse. »

Elle s’interrompit. La communication était terminée. Mowry ramena le cylindre dans la caverne ; puis il ressortit et contempla les étoiles.